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La grande lessive

On démarrait toujours vers 7 heures, juste un peu avant le lever du soleil. Le froid nous engourdissait, et sortir du lit nous demandait un effort. Mais à peine le nez dehors, plus rien ne nous arrêtait. Chaque fois, c’était pareil, la vue de ce paysage gigantesque nous sidérait. Qu’on se sentait minuscule, insignifiant là, devant la montagne du petit matin. La lumière la couvrait de nuances violettes, sombres et le saupoudrage blanc de neige lui donnait une allure de jeune mariée.

Pendant des années, nous avions pris l’habitude de monter tous les étés passer un mois en famille à la bergerie. Nous éprouvions la vie communautaire simplement, sans les artifices de nos existences habituelles. Nous étions là, rassemblés autour du grand-père, juste pour partager le déroulé du temps. Vivre au gré des caprices du vent et de la pluie, sortir du lever au coucher du soleil pour parcourir la montagne. Ainsi nous cheminions non seulement sur les sentiers mais aussi dans nos têtes.

Rien de tel que cette retraite en pleine nature pour transformer nos pensées, rafraîchir nos esprits, ramollir nos certitudes et renforcer notre curiosité.

Il me semble que l’altitude, la pureté de l’air, la vacuité du regard nous exaltaient, et au bout de quelques jours déjà, nos exigences matérielles s’estompaient au profit d’une quête de sens, d’un appétit de mots et de sentiments échangés.

Grand-père était de nature peu bavarde et on sentait chez lui une dureté, comme une armure de protection qui maintenait une distance entre lui et le monde. Et pourtant, lorsqu’il m’arrivait de croiser son regard bleu, je ressentais une grande douceur accompagnée d’une sensation de perdre pied, comme si je m’y noyais…

Je pense rétrospectivement que le destin ne l’avait pas épargné et que toute sa vie se lisait dans la profondeur des flots de ses yeux. Certes, sa parole était rare mais toujours écoutée. Je me souviens d’une phrase qui m’avait marquée : « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. » Je me suis toujours demandé de quelle souffrance il était habité. Il m’impressionnait beaucoup. Nous étions en quelque sorte sous on emprise discrète et l’alchimie de ce séjour estival fonctionnait chaque fois selon son adage : « c’est le moment de laver notre linge sale en famille ». A l’époque, cette image me laissait vide, je ne la comprenais pas.

Moi non plus je ne parlais pas beaucoup. J’étais la benjamine de la famille et mon jeune âge me conférait une place de choix. J’étais tantôt au centre des préoccupations et de l’affection de tous, tantôt inexistante et mise à l’écart, exclue des conversations d’adultes. D’un coup, c’était comme si on oubliait ma présence, ce qui me laissait la plus grande des libertés.

Je me nourrissais de ce que j’observais, de ce que j’entendais, sans toutefois en saisir réellement les enjeux. Je percevais les humeurs changeantes, les montées de ton, les grondements de colère, les relâchements, les rires ou les tensions, un peu comme une musique de fond. Il y avait parfois des larmes aussi, et puis des réconciliations.

Au bout de l’été, je me sentais grandie. Inévitablement, j’avais l’impression d’avoir changé, d’avoir appris, non pas que j’aie fait mille activités ou que l’on m’ait sollicitée en me proposant toutes sortes d’occupations, non, c’était plutôt une sensation de grandissement intérieur, comme si un arbre y poussait tranquillement, me remplissant d’une grande force.

Le dernier jour, dans les premiers frimas de la fin de l’été, nous accomplissions tous ensemble les différentes tâches, tel un rituel orchestré par le grand-père, pour mettre la bergerie en hivernage.

Tout commençait au petit matin, après le petit déjeuner, grands bols de café au lait fumant et tartines bien beurrées, nous sortions les draps de lin blancs pour la grande lessive. Doigts gourds, nez froids, les corps se déployaient avec une certaine raideur ; les gestes semblaient automatisés dans une sorte de chorégraphie magistrale où l’eau du bassin incarnait le rôle principal. On s’interpellait, on frottait et battait le linge à l’ancienne, les enfants se poursuivaient en s’arrosant, le rouge aux joues. On languissait le soleil encore endormi derrière la montagne. Au bout d’une heure à ce rythme soutenu, après avoir été essorés à la force des bras, les draps étaient mis à sécher en travers du paysage, comme une œuvre d’art éphémère livrée aux quatre vents.

Ce n’est que bien des années plus tard que je compris toute la symbolique de ce rituel partagé. Lorsque nous évoquons aujourd’hui ces moments privilégiés, quelque chose d’imperceptible se produit entre nous tous, une sorte de sentiment très fort d’appartenance au groupe, à la tribu, malgré nos vies éparses et distinctes. 

Et mon arbre intérieur se nourrit insatiablement de ces souvenirs sensoriels, lumineux, et pour toujours apparentés à mon grand-père.

Les Adrets, atelier d’écriture,
Laurence Boussard